Rachel Mihault
Pourquoi préférez-vous la poésie au roman ou au théâtre ?
J'ai été lecteur de romans et de théâtre dans ma jeunesse, même si j'en lis moins aujourd'hui, mais la poésie, selon moi, peut exprimer plus brièvement les sentiments. C'est ce qui m'a attiré.
Quels sont les thèmes récurrents dans votre œuvre ?
Ils ont varié au cours de ma vie. Dans la première période, la mémoire de l'exil à Trinidad, une île proche du Venezuela ; puis le conflit intérieur produit d'une crise, lequel en s'atténuant m'a permis d'aller davantage vers l'extérieur, d'être plus objectif.
Comment travaillez-vous ? D'abord le travail d'écriture ou bien l'inspiration ?
Les deux, mais le travail prime, ce que l'on appelle l'inspiration est rare. Elle se manifeste lorsqu'un texte s'écrit avec une fluidité peu fréquente. En général c'est le travail, qui prend du temps, car le poème se laisse reposer, se revoit, se corrige, et parfois il n' aboutit pas.
De quels mouvements poétiques vous sentez-vous le plus proche ?
D'aucun. Aujourd'hui le travail est très individuel. Il n'existe plus de mouvements ni d'écoles. Ces jours-ci, j'ai ressenti une certaine affinité avec Yves Bonnefoy, car il parle de la Présence, quelque chose qui est en nous, qui nous entoure mais nous ignorons et ignorerons ce que c'est.
La poésie est un moyen d'apprendre le monde : de quoi permet-elle la connaissance plus précisément ? Ou bien pensez-vous, comme Mallarmé, que la poésie est la recherche d'un Eden inaccessible ?
Je suis loin de Mallarmé. Il y a un certain temps, j'ai écrit que ce que l'on attend de la poésie est qu'elle rende plus vivant le fait de vivre. Je crois qu'en même temps elle met en évidence le mystère de toute chose.
La poésie doit-elle être engagée ?
Oui, avec la vie. La prose est plus appropriée que la poésie pour traiter de questions sociales ou politiques. Elle permet tout ; la poésie, de ce côté-là, a des limites ; elle a son propre domaine.
Quels auteurs ont compté dans votre formation littéraire ?
Tout ce qu'on lit nous influence, consciemment ou inconsciemment, mais parmi les modernes je citerai Rilke, Whitman, Michaux, Borges, Milosz (Czeslaw), Cavafy et Pessoa. Il y en a d'autres, mais je ne peux pas tous les citer. De plus, depuis le départ chacun cherche sa propre expression.
Quels autres arts pratiquez-vous ?
Aucun autre.
Quels arts ont la plus grande place au Venezuela ?
La musique, depuis bien avant le gouvernement actuel. Le développement musical du Venezuela est un phénomène unique au monde. Il existe des centaines d'orchestres composés d'enfants et de jeunes et de musiciens plus âgés. Celui qui a créé ce mouvement, José Antonio Abreu, a connu une reconnaissance internationale.
Parlez-nous des essais que vous avez écrit (quels thèmes traitent-ils, quels messages souhaitez-vous transmettre?)
Sur la nécessité de prendre soin de la langue pour éviter son appauvrissement, sur l'importance de se voir soi-même, sur les dégâts que cause l'ego. Dernièrement, à cause de la situation politique du Venezuela, où est en place une dictature déguisée que l'Europe veut ignorer, j'ai écrit pour la défense de la démocratie.
Qu'est-ce qui est vénézuélien dans votre œuvre ?
Le pays où nous naissons nous conditionne en tout -langue, histoire, coutumes-, mais il y a une caractéristique du milieu social d'un bon niveau culturel, qui est son ouverture au monde. En tant que lecteurs, les Vénézuéliens son cosmopolites. La littérature vénézuélienne a eu peu d'influence sur moi, bien que je la valorise énormément.
Quelle est votre expérience de l'enseignement de la littérature à l'Université ?
Ce que j'ai fait c'est converser avec les élèves sur les points de chaque programme, avec une totale liberté. J'ai essayé de faire en sorte qu'ils apprécient les œuvres, surtout leur langage et ce qu'elles disent. Presque tous les cours que j'ai donnés ont porté sur la poésie espagnole classique et moderne et sur des poètes nord-américains.
Quels sont les besoins des écrivains, des maisons d'édition et des libraires au Venezuela ?
On importe peu de livres parce que le gouvernement n'autorise pas les libraires indépendants à acheter des dollars. Les librairies officielles, elles, sont autorisées à recevoir des dollars, mais elles importent uniquement les œuvres qui servent d'appui idéologique au Régime ou qui collaborent avec lui. Il existe une Maison d'édition nationale, qui est au service du gouvernement. Elle publie beaucoup, mais rien qui n'aille contre le gouvernement. Les écrivains dissidents publient dans des maisons d'édition privées ou d'autres pays, plus spécialement en Espagne, au Mexique et en Colombie.
Qu'en est-il de la traduction des œuvres latino-américaines ?
Sont traduits les auteurs très connus comme García Márquez, Vargas Llosa, Borges, Paz, Neruda ; ils sont peu nombreux.
Vous-même : quels auteurs avez-vous traduit ?
Mes traductions sont rassemblées dans El taller de al lado. Il y en a de Cavafy, Segalen, Graves, Herbert et d'autres polonais, Nijinski, Whitman et des textes du zen. Toutes sont traduites du français ou de l'anglais. C'est-à-dire que certaines sont des retraductions, ce que je n'aime pas faire mais quand l'oeuvre est importante je le fais.
Quelles sont les difficultés pour traduire de la poésie ? (quand on traduit, on trahit forcément?)
Si on le fait avec soin, il n'y a pas de trahison. La plus difficile à traduire est la poésie en vers, mais elle ne s'écrit plus aujourd'hui, même si certains poètes l'emploient. A notre époque la poésie s'écrit en vers libre : cela a commencé avec l'apparition du poème en prose qui est né en France, l'élargissement du champ de la poésie apporté par Whitman et le vers libre créé par lui et d'autres.
En quoi la poésie élève-t-elle l'Homme ?
Le poète romain Horace a dit que les poètes furent les éducateurs des Grecs. Je crois que c'est de cela qu'il s'agit. La poésie, sans être didactique, sans se le proposer, éduque, à travers la beauté du langage et du sens, à travers sa profondeur, à travers ce qu'elle met en évidence. L'idée d'élévation ne m'attire pas. Souvent la poésie, au contraire, nous ramène vers la terre, vers la vie courante, vers la réalité quotidienne. C'est ce qui se passe, par exemple, avec le haïku japonais, entre autres modalités. Ce qui élève, comme l'indique le mot même, peut nous éloigner de ce que nous sommes.